Qu’est-ce que je fous à Paris en voiture ? Il est midi, c’est vendredi, 30 juin, j’ai chaud. La clim de ma Scénic est en rade. Je suis coincé dans un embouteillage. Un peu plus loin, un camion à l’arrêt, une livraison qui bouche le passage ? Ça fait une demi-heure que je cherche une place pour me garer. J’ai rendez-vous avec Sabine, c’est mon ex-femme. Elle va me dire encore une fois « mais pourquoi tu viens à Paris en voiture ? Fais comme tout le monde, prend le métro ! ». Elle n’a jamais compris mon aversion des transports en commun. Ceci-dit, je n’ai jamais su lui expliquer vu que je ne me l’explique pas moi-même. Ah ça y est, enfin, je peux tourner et prendre la rue… Henri Feulard, d’après mon GPS, Sambre et Meuse et puis merde, tant pis, une place livraison, à midi plus personne ne livre. Qu’elle heure est-il ? Midi dix. Ça va, dix minutes de retard, elle ne va pas me faire un flan. Je trottine tout de même sur le trottoir, tour du pâté de maison pour retrouver le bistrot. Je prends mon téléphone, texto, « Je suis garé, j’arrive » et boum, le téléphone vole. J’ai mal au front. Par terre un carton éventré plein de bouquins et un jeune qui peste « ah, putain ! Carton de merde ! ». Je me penche pour aider. C’est drôle, on dirait une scène clichée dans une mauvaise comédie romantique sauf qu’aucun de nous ne se parlent. On s’est rentré dedans, choc, gestion des dégâts. Le jeune ramasse mon téléphone dans le caniveau, vitre cassée, me le tend, et chacun reprend son chemin.
La maison bistrot est si parisienne, « rétro-chic » m’a-t-elle dit quand elle m’a fixé rendez-vous. Je m’en fous moi, de l’ambiance, ce que j’aurais aimé savoir c’est pourquoi elle ne voulait pas m’en parler au téléphone. Ça n’augure rien de bon. « Qui est mort ? ».
« Et puis c’est près de l’hôpital, tu comprends c’est pratique, pour ma pause déjeuné ça nous laissera plus de temps ». Sabine est infirmière en oncologie, hospitalisation complète à l’hôpital Saint Louis. On ne transige pas avec une personne si dévouée aux autres, on s’arrange pour être au lieu demandé, à l’heure fixée.
J’arrive, elle est déjà là, en terrasse, devant un verre d’eau pétillante. Elle embellie, j’ai le ventre qui se noue, un peu. Je n’y prête pas attention mais mon ventre sait que c’est parce qu’elle est plus heureuse depuis qu’elle m’a quittée. Elle me fait un petit signe de la main et un joli sourire, celui qu’elle serre aux patients quand elle doit leur annoncer une mauvaise nouvelle ? Je m’assois. On ne se fait pas la bise. Je n’ai jamais pu passer du baiser sur la bouche au baiser sur la joue, on ne se touche plus du tout, c’est plus sûr. Je regarde son chignon blond en bataille avec son auréole de petits cheveux qui lui encadre le visage que je connais par cœur. Ce sont les yeux qui vous attrapent d’abord, d’un bleu profond comme la mer et comme elle, changeant de nuance selon la lumière, puis on suit la ligne du nez, long, fin, pointu pour arriver sur une bouche aux lèvres fines, immense, quand elle sourit. Elle a toujours des cernes, mais a l’air plus forte que fatiguée.
Nous échangeons des banalités, regardons la carte, passons commandes. Quand est ce qu’elle va cracher le morceau ?Dès l’entrée, plat principal, dessert, café ? Je ne lui demande pas, je la laisse mener l’entretien, docile dirait-elle. Elle ne prendra qu’un plat principal, qu’est-ce que tu crois, elle n’a pas le temps pour la totale, faut qu’elle retourne bosser. Elle commande une salade, je commande un tartare.
- Non préparé s’il vous plait, et une bière blonde comme madame.
- Madame aussi prendra une bière ?
- Non, madame est blonde comme la bière.
- Ah.
Raté, faut dire que c’est un peu lourd comme tentative d’humour. Mais peu importe, qui s’en soucie ? Le monde glisse avec indifférence sur ce genre de tentative désespérée d’être un client sympathique.
Les plats sont servis, elle me laisse manger mes premières bouchées, puis enfin dit :
- Je vais me marier.
- Ah ?
- Oui.
- Félicitation.
…
- C’est tout ? Félicitation ? C’est tout ce que tu as à me dire ?
- Ben, c’est ce qu’on dit non, dans ce genre de circonstances ? Tu attendais autre chose ?
…
- Oui, j’attendais encore, bêtement, de voir, de sentir, une vraie émotion chez toi. N’importe laquelle : sincèrement heureux pour moi, en colère, triste ? Quelque chose qui m’aurait signifié que tu n’étais pas parfaitement indifférent à ce que je vis après toutes ces années de vie commune.
- Mais je ne suis pas indifférent !
- Vincent ! Arrête, tu vas dire des banalités et ça va être pire.
…
- Pardonne-moi, tu as raison, tu n’es pas indifférent, tu n’es juste pas vivant. Combien de temps encore tu vas passer à éviter de sentir la vie ? Ça fait sept ans maintenant que tu t’es enterré. Je te le dis pour la dernière fois, parce que je me souviens encore un peu d’un homme présent qui s’appelait Vincent, que j’ai aimé, avec qui j’ai fait une fille brillante. Je te le dis avant de l’oublier tout à fait. Es-tu vivant ? Ressens-tu quelque chose ?
…
- Tu me regardes avec tes yeux vides. J’ai mal pour le Vincent que j’ai connu autrefois. Ta mère est morte, je t’ai trompé, je t’ai quitté, je me remarie, et jamais tu ne réagis.
…
- Je dois y aller. Prend soin de toi, s’il te plait.
Elle cherche sa carte bleue.
- Laisse, c’est pour moi.
- Ok.
On se regarde. Je ne sais pas ce que je lis dans ses yeux. Elle s’en va. Je paie et pars de mon côté. Je refais le chemin jusqu’à ma voiture. Où est-ce que je suis garé déjà ? C’était là ? Non ? Ce n’est pas la bonne rue ? Si pourtant. Je suis comme un con devant ma place livraison, ma voiture n’y est plus. En face, une camionnette de location et deux voitures, bien garées, déversent des cartons, des meubles, des lampes, des…
- Elle est partie à la fourrière !
- Pardon ?
- Votre voiture, elle est partie à la fourrière.
C’est le jeune de tout à l’heure qui emménage visiblement.
Je reste là, les bras ballants, les jambes molles, trop molles pour me porter. Je m’assois sur le bord du trottoir. Je sens un truc bizarre, là, dans ma poitrine, une espèce d’enclume. Respirer devient un effort surhumain, et puis ça monte, un cataclysme. Je ne comprends pas. Je pleure, je sanglote à gros bouillon. J’ai 12 ans et je viens de me faire casser la gueule par la bande à Jérôme. J’avais voulu héroïquement défendre ma petite sœur que ces grands cons moquaient parce qu’elle était grosse, et c’était moi qui m’étais fait démonter. Je suis chez moi, ma mère me soigne et me gronde « La violence est l’arme des faibles, Vincent, n’oublie jamais ça. Tu frappes quand tu n’as rien à dire. Ils n’ont pas les mots tes petits camarades, ils n’ont que leurs poings. Mais toi, tu les as, les mots. Tu n’as pas besoin de tes poings pour défendre ta petite sœur ». Elle se trompait, ma mère, son fils n’a pas les mots et ses poings ne faisaient pas le poids. J’ai 12 ans et je pleure comme aujourd’hui.
Il y a un homme, la cinquantaine, en costard, grand et plutôt costaud, assis accroupi sur le trottoir qui sanglote comme un bébé. La tête penchée dans mes mains, je vois au travers de mes larmes une bouteille de bière, tenue par une main jeune, au bout d’un bras maigre. Je lève la tête, c’est le petit jeune de tout l’heure, celui que j’ai percuté, celui qui m’a dit pour ma voiture. Je prends la bière, le jeune s’assoit à côté de moi. On ne parle pas. On trinque.
- Arno
- Vincent.
4 réactions
1 De Sacrip'Anne
- 14/04/2025, 11:46
Bonne journée de merde, quand même, pour lui.
2 De Alana
- 14/04/2025, 14:36
Sacrip'Anne : Oui, on peut dire ça :-)
3 De Orpheus
- 14/04/2025, 15:04
Mooooooore ! More ! More !
4 De Alana
- 14/04/2025, 16:12
Orpheus : ça vient ;-)