Il m’envoyait des textes quand j’étais enceinte de Louise pour me parler de ses amies baleines. Dont celui-ci :

“NUTKAT (la Danseuse, in memoriam)

Personne. Personne n’est insensible à la présence des grandes baleines. Avant même qu’elles ne soufflent on perçoit la fébrilité monter chez les observateurs. Puis c’est la lente et longue émersion des dos noirs des rorquals communs. C’est le cri d’excitation dans le bateau. Tous se mettent à parler, à se dire mutuellement qu’ils ont vu, comme si le fait de le dire à l’autre était la preuve de l’existence de ce moment extraordinaire. Moi, je pleure mais c’est parce que je sais.

Rarement mais parfois, le monde nous fait le cadeau suprême. On peut voir alors sur une mer calme une grande bleue faire surface près de nous et chanter. On ne peut pas l’entendre, elles chantent à des fréquences beaucoup trop basses pour nos très pauvres oreilles. Mais on peut voir des vaguelettes se former tout autour d’elle, tant la puissance de cette onde est grande. Alors, il n’y a plus de cris d’enthousiasme, il n’y a plus le bavardage des gens émerveillé d’assister à un miracle, il ne reste que le choc brutal, la certitude absolue d’avoir participé à la cause de l’existence du monde. .

Cette année fut particulièrement généreuse dans le Golfe Saint-Laurent. Les vagues de chaleur successives et les grands ouragans qui ont traversé l’estuaire ont fait s’enfoncer profondément le puissant courrant froid du Labrador. En frappant les falaises sous-marines, il a fait remonter les éléments nécessaires à une floraison de plancton.

Quand le grand cuisinier maritime brasse sa soupe de plancton et produit ce festin d’une ampleur inégalée, cela se sait rapidement. Tous ceux qui pouvaient sont venus toutes affaires cessantes.

Pleins de crevettes et de petits poissons mangent du plancton, ce qui attire des moyens poissons ce qui attire des gros poissons. Les grandes baleines mangent directement le plancton( une bleue 3 à 10 tonnes par jour), c’est plus rapide, et plus efficace.

De plus c’est la saison où les couples se forment. La quantité de nourriture joue un rôle déterminant dans l’appétit sexuel des femelles. Les petites baleines à dents peuvent pour conter fleurette s’offrir des petits cadeaux : un caillou brillant, un beau poisson. Les grandes baleines à fanons ne peuvent pas. Les mâles n’ont que la beauté de leur chant, la puissance de leur poésie pour s’attirer l’attention et les faveurs d’une belle.

Ainsi, l’abondance de nourriture non seulement provoque une abondance de baleines, mais surtout une abondance de chants. En cet automne généreux, et sans doute jusqu’à la glace, la chorale rorqual fait vibrer la mer, appelant tout le monde à participer, à chercher l’autre afin que la vie continue.

Même les allaitantes et les gestantes participent cette année au chant de l’extase. On sait que les grandes baleines ont la possibilité de retarder l’implantation de l’œuf d’un mois ou deux si les conditions de gestation ne sont pas favorables. Si bien qu’il y a toujours des baleines enceintes..

Cette année, il s’agit de mettre un hydrophone à l’eau, pour qu’on perçoive tout de suite l’ampleur de la fête de la beauté du monde.

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Cette année Nutkat ne participera pas à la fête, les vagues de la tempête Katrina l’ont roulée sur une plage près de Blanc Sablon.

J’ai connu Nutkat à la pleine lune de mai de 1984 près de la Rivière Moisie sur la Cote-nord. C’est le temps des caplans là-bas. Les caplans sont des petits poissons, disons de grosses sardines, qui viennent frayer sur les plages de sables, au moment des grandes marées du printemps. Ils s’assemblent par dizaines de millions attendant dans la frénésie la plus totale le moment propice.

Juste avant l’étal du jusant, c’est la ruée. Chaque vague jette des millions de petits poissons, deux males pour une femelle, qui pondent et fécondent à l’air libre, juste avant que la vague suivante ne les ramène à la mer. La lune de toutes les passions, la lune de toutes les fécondités regarde placide, et fait briller tout cet argent, tous ces gris pâles, tout cet amour, qui dans les périls les plus extrêmes réalisera ce qui a du sens, continuer.

Une telle nécessité, une telle exigence a évidemment comme but de protéger l’équilibre. La conséquence c’est que tous les prédateurs du Nord, savent quand et où le festin sera servi.

Les oiseaux arrivent d’océans improbables, les saumons viennent des confins du Groenland. Mais surtout les baleines à bosses, reviennent des mers du Sud où elles ont chanté l’amour tout l’hivers. Keporkak, Mégaptère, Rorqual à bosse, Baleine à bosse, peu importe le nom que vous lui donniez, elle est ici et dira son message. Nutkat Keporkak, la danseuse des mégaptères faisait partie du chant de la vie.

Le drame de la nuit se prépare. C’est le couchant. Le vent n’ose venir toucher l’eau tellement la tension est palpable. Le soleil y va de tous ses ors et oranges pour bien montrer qu’il comprend ce qui se passe. Tremblant moi-même sous l’appel à la procréation, je tente de filmer le suspense.

Tout à coup l’eau se met à bouillonner tel le chaudron d’une puissante sorcière. Et je remarque des bulles à la limite d’un cercle d’une vingtaine de mètres. Je suis près du centre. Je sais, je planque la caméra qui ne peut supporter une telle douche dans la petite cabine et je me prépare à l’assaut espérant que les pompes ne sont pas bloquées. Et là, à trois mètres à peine, le museau, puis les yeux, puis cette gueule énorme, ouverte, souriante pleine des petits poissons d’argent, elle monte, elle monte, 2 mètres, 3 mètres, 4 mètres presque 5 mètres hors de l’eau, tout près de moi, pour m’impressionner et bien sur pour m’arroser.

Les pompes ronronnent et tentent de sortir les 20 centimètres d’eau, que cette pluie très soudaine a provoqué. Je n’ai pas eu peur. Je n’en ai pas le temps, mais j’ai surtout une confiance absolue en l’agilité et la précision d’exécution de la danse qu’elle avait planifiée. Absolue confiance aussi en son humour et son sens du théâtre qui lui fera choisir la meilleure stratégie pour m’impressionner.

Keporkak n’est pas aussi grande que les rorquals communs ou les Bleues, on peut entendre sa voix lorsqu’elle le veut. Et je sais que le chant que j’entends à travers la coque de bois est un rire. Je le saurai pour toujours.

Elle revient vers moi, se tourne sur le coté pour me montrer ses belles grandes ailes, et puis sur le dos pour que je vois sa bosse ovarienne et que je sache que c’est une fille qui a atteint, ou qui prétend avoir atteint, sa maturité sexuelle. Elle me semble encore un peu jeune pour une telle affirmation. Sa croissance n’est pas terminée, (12, 13 mètres sur un potentiel de 16) un beau museau avec très peu de callosités, elle a 4 ans, 5 peut-être, six non. Une mégaptère peut, mais c’est rare, être mature sexuellement à 5 ans. C’est une adolescente qui provoque, sachant que cela ne peut avoir de conséquences. Ce serait peut-être un fantasme, mais bien au-delà de toutes mes possibilités.

Ce qui a sauvé ma caméra d’une douche mortelle, c’est que j’avais lu quelques jours plus tôt que les mégaptères sont facétieuses. Mais surtout qu’elles pêchent à la bulle. Elles font un cercle d’une vingtaine de mètres en laissant monter un rideau de petites bulles par leur évent. Les poissons voyant ce mur infranchissable se former se précipitent au centre du cylindre. Il ne reste plus à l’intelligente baleine qu’à cueillir les résultats de ses efforts.

Je tends le bras vers la cabine avec espoir de filmer la fin de cette aventure, elle me voit et aussitôt se retourne vers moi. Non je ne sortirai pas la caméra. Et déjà son puissant jet très humide assez chaud mais surtout sentant la baleine ajoute l’insulte à l’outrage.

J’en ai assez. Il fait froid tout mouillé comme ça, je sens la tinette et j’ai raté les prises de vue que j’espérais depuis des années … J’ai quelques vêtements peu adaptés dans la cabine, j’entre me changer et rêvant d’une douche et d’un repas chaud à terre.

Et voilà que sa voix, mais surtout la conscience très forte de sa présence m’envahit complètement. Elle a compris. On peut jouer, mais elle est allée trop loin. Elle s’est comportée en tête de linotte et insiste pour s’excuser. Et puis maintenant je sais qu’elle s’appelle Nutkat, la danseuse dans la langue de mes ancêtres.

Pour bien me le démontrer, elle s’éloigne en faisant ces grandes cabrioles, en sautant le corps complètement dans les airs pour frapper bruyamment la surface de sa grande nageoire.

J’ai une amie baleine, comment ne pas être le plus heureux du monde.

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Tous ceux qui ont déjà trempé un hydrophone dans les océans savent que partout on peut voir sur les écrans des oscilloscopes la pulsation lente, le chant extrêmement puissant des grandes baleines. Ces vibrations parfois aussi lente qu’une pulsion toutes les dix secondes, peuvent franchir des distances de cinq cents certainement et peut-être même mille kilomètres.

Les grandes baleines forment un réseau mondial où elle se localise mutuellement. Les scientifiques voudraient bien comprendre le pourquoi de cette chose. D’autres voudraient y lire l’avenir ou une vérité révélée, un message d’un dieu ou d’une intelligence supérieure. Moi je sais.

Je ne suis pas un scientifique. Mon rôle n’est pas de décortiquer, classer, échafauder des théories tellement légères et belles qu’elles s’effondrent à la première brise de contradiction. Mon rôle est de dire la beauté du monde.

Alors je dis que les grandes baleines sont des animaux qui sont retournés à la mer pour faire battre le rythme de la vie. Ce n’est que la vie qui cherche à se dire. Mais cette onde est si puissante qu’on peut la sentir presque partout.

Entrez seul dans une forêt une journée sans vent. Écoutez, il y a le battement à vos oreilles, le battement d’un gigantesque tambour, qui n’est autre que la terre et que les baleines font vibrer. Touchez, pas seulement du bout du doigt, prenez un grand arbre à bras le corps et laissez la vibration entrer en vous. Vous sentirez alors que c’est la même vibration que celle de la peau de votre amour sous votre caresse. Vous saurez que cette vibration est la pulsation même de la vie, que vous y avez votre partition dans la chorale du monde, et que ce chant du monde, de tout le monde, pierre, arbre, rivière océan, chenille, oiseaux, humain, lamas, et insectes, chacun y est responsable à égalité de sa part. Il n’y a pas de plus grand ou de plus petit, parce que chacun y a son rôle spécifique et qui participe pourtant à l’ensemble. Comme les grandes baleines ont la responsabilité du rythme.

Dans cette chorale, la partie de Keporkak c’est la joie. De tout temps Keporkak danse, fait des bonds hors de l’eau, cherche le regard de tous pour dire l’émerveillement, pour briser la carapace des plus insensibles, pour que tous nous sachions qu’il est possible d’être heureux, d’être aimé, d’être en lien avec le monde. Ce ne sont pas des clowns, qui s’amusent de pitreries, ce sont les danseurs de l’extase.

Plusieurs fois j’ai revu Nutkat. J’ai changé le bateau à moteur pour un voilier, elle n’aimait pas trop les hélices bruyantes, et quand elle me percevait, je la sentais venir de très loin fonçant le plus vite possible. C’est simplement une vague de joie qui vous envahit et qui monte, monte en vous jusqu’à ce que cela devienne totalement insupportable tellement qu’il faut pleurer pour ne pas éclater.

Puis elle bondit hors de l’eau. Le rire soulage la tension qui autrement pourrait vous détruire. Vous êtes au cœur de l’essentiel, la vie. Et lorsqu’elle part il y a un vide en vous si profond que plus rien n’a de sens, qu’il vous faut mourir, là, maintenant. Ou repartir et retrouver ce rythme, ce battement de la vie, ce frisson de la peau de votre amour vibrant de désir, ce qui nous unit au monde plutôt que de nous en séparer.

Plus tard, j’ai appris que les scientifiques l’appelaient Lobo. Parmi les grandes baleines les mégaptères sont les plus familières avec l’homme. Surtout qu’elles sont joviales et joueuses de tours. Nutkat était particulièrement sociale et a participé consciemment et volontairement à plusieurs expériences scientifiques. Elle aimait porter les sonars-enregistreurs qu’on lui collait sur la peau pour 3 ou 4 heures. Malheureusement les données étaient moins probantes parce qu’elle en profitait pour aller nous montrer des beaux coins ou des lieux bizarres pour une baleine. Si bien qu’on ne suivait pas une baleine dans la mer, mais Nutkat, qui nous faisait faire du tourisme.

On dit souvent que les dauphins sont très intelligents, aussi intelligents que l’homme. Moi je suis persuadé que les mégaptères sont plus intelligentes que les dauphins, donc…

Mais ce n’est pas vrai, l’intelligence n’est pas une question d’individu mais de culture. C’est un outil collectif, dont les individus se servent plus ou moins bien. L’intelligence des Inuits n’a rien à voir avec l’intelligence d’un européen parce que l’outil s’applique sur des bases de connaissances trop différentes.

De la même façon si on veut parler la langue d’un oiseau, il faut d’abord tenter de comprendre la culture de son groupe. Même chose pour une baleine. Pour les baleines qui ont beaucoup fréquenté les hommes, elles peuvent un peu comprendre notre culture.

Mais je ne suis pas un scientifique, mon rôle n’est pas de collectionner des faits, d’entrer cela dans des petites cases et de définir des mots pour décrire. Mon rôle est de dire la beauté du monde, d’entrer en contact avec le monde pour que la vie vibre… Mon rôle n’est pas de connaître mais d’aimer et de faire aimer. je ne suis pas “intelligent” mais “amoureux” du monde. Et je ne m’en sens pas diminué pour autant. Ce n’est pas la tempête qui a tué Nutkat. Sa grossesse a entraîné un empoisonnement du sang, elle était trop faible pour lutter. L’équilibre des choses est sans pitié. Pour protéger la vie, elle tue parfois ceux qui tentent de la donner. Nous devons comprendre que c’est ainsi pour que dure la joie…”

Il a rejoint Nuktat, ils ont pu reprendre leur jeu, leur danse. Adieu l’ami.