Un mail sibyllin de Sabine comme elle en a le secret : « Je t’appelle ce soir. Faut qu’on parle de Cécile ».
Pas de « bonjour », pas de « comment vas-tu ». Je sais déjà qu’elle est en colère. Je n’ai pas envie d’entendre sa colère, je n’ai pas envie d’entendre Sabine. Je veux rester dans ma bulle de vie avec ma bande de jeunes insouciants. Je sais qu’elle va me mettre encore un coup de réel dans la tronche. J’ai pas envie. Mais elle dit qu’il faut qu’on parle de Cécile, et ça, je ne peux pas le refuser.
Je passe la fin de ma journée à chercher des diversions, je scrolle sur les réseaux, je regarde quantité de vidéos d’imbéciles qui se cassent la gueule avec beaucoup de créativité, des chiens qui chantent et des chats qui posent.
Arno sort de sa chambre en fin d’après-midi. Il se fait un café.
- T’en veux un ?
- Non, j’ai déjà abusé
Il se pose sur le canapé à côté de moi.
- Tu fais quoi ?
- Rien, je perds du temps.
- Tu me ferais répéter mon texte ?
- Heu, qu’est-ce que je dois faire ?
- Ben, tu lis le rôle de Camille et tu vérifies que je ne me trompe pas dans le texte.
- Ok
C’était une bien meilleure façon de faire diversion. J’ai découvert que faire répétiteur n’est pas si simple. Ne pas souffler le texte trop tôt, ne pas corriger immédiatement, suivre la concentration de l’autre. C’était amusant de découvrir l’acteur chez Arno. Il se dégage de lui une urgence que je ne lui connaissais pas.
Simon nous a rejoint. Le soir est arrivé. Mon téléphone a sonné. Sabine. Simon a pris le relais et je suis allé m’isoler dans ma chambre.
- Oui ?
- C’est Sabine
- Je sais
- Je te préviens, je suis plutôt en colère.
- Je sais
- Ah. Et tu sais pourquoi je suppose ?
- Non.
- Tu ne sais pas ?
- Sabine, je ne suis pas un gamin a qui tu fais la leçon. Crache le morceau qu’on avance.
- Comment tu imaginais que j’allais vivre le fait d’apprendre par ta sœur Béatrice que notre fille avait décidé d’arrêter ses études ?
- J’ai dit à Cécile de t’appeler.
- Ah, tu lui as dit de m’appeler ? Formidable ! Tu pensais sincèrement qu’elle le ferait ?
- Non, mais je voulais lui laisser une chance.
- Très bien, parfait. Tu n’as pas pensé à m’appeler ? Tu n’as pas pensé que je suis sa mère et qu’on pourrait, en tant que parent en discuter ensemble ?
- Non.
Elle laisse un silence que je reconnais, celui où elle essaie de retrouver son calme.
- Bien, et est ce qu’on peut en parler ensemble maintenant ou c’est trop te demander ?
- On peut.
- Tu me rends dingue avec tes réponses brèves ! Faut encore que je te tire les vers du nez !
- Que veux-tu que je te dise ?
- Mais ce que tu en penses !
- Tu veux savoir ce que j’en pense où tu veux que je sois d’accord avec ce que toi tu penses ?
- Quelle mauvaise foi ! C’est toi qui t’arranges toujours pour me laisser parler en premier, pour te caler sur ce que je dis, ça t’évite de prendre des risques, tu crains tellement le conflit !
Cette fois, c’est moi qui laisse un silence. C’est moi qui essaie de garder mon calme. Elle m’énerve parce qu’elle a raison, en partie. Je n’aime pas les conflits, je n’ai pas sa faculté à argumenter, je suis toujours à cours, je finis par me taire, non pas que je sois convaincu, juste vaincu.
- Vincent ? T’es toujours là ?
- Oui.
Sa voix se fait plus douce. Elle a toujours cette intuition fulgurante quand elle touche juste et qu’elle sait qu’elle peut s’adoucir.
- Je suis inquiète pour elle. J’ai besoin d’être rassurée.
- Qu’est ce qui t’inquiète ?
- Son choix. A un an de son master, c’est dommage. Une licence de droit ça vaut rien aujourd’hui. Avec son master, elle aurait plus de choix au cas où.
- Au cas où quoi ?
- Tu fais exprès ? Au cas où ces sketchs, ça ne marche pas.
- Je vais te dire ce que je pense, mais tu promets de ne pas m’interrompre.
- Oui
- D’abord, fais lui confiance. C’est une grande fille. Ensuite, elle n’a pas besoin de notre peur, elle a assez à faire avec la sienne. Tu crois vraiment qu’elle ne s’est pas posé ce genre de questions ? Elle a fait son choix. C’est sa vie. Notre job, c’est de la soutenir.
- Tu as fini ?
- Oui.
- C’est facile pour toi, tu la vois régulièrement. Comment je peux la soutenir moi ? Elle ne m’appelle quasiment jamais.
J’entends des débuts de sanglots contenus dans sa voix.
- Sabine, tu m’as dit que tu voulais lui laisser du temps. Tu espérais quoi ? Qu’elle revienne vers toi toute seule ? Appelle là. Dis-lui que tu sais, dis-lui que tu l’aimes, dis-lui que tu ne l’abandonneras pas, même en message sur son répondeur, dis-lui.
- Bien-sûr que je ne l’abandonnerai pas !
- C’est elle qui a besoin de l’entendre, pas moi.
- Mais tu lui as déjà dit et ça n’a rien changé.
- Ce n’est pas de moi qu’elle a besoin de l’entendre, c’est de toi. Bon sang ! Sabine, de quoi as-tu peur ?
- Je ne sais pas… Qu’elle me rejette totalement si je vais vers elle. Tu peux me garantir qu’elle ne va pas me rejeter ?
- Elle va te rejeter, encore et encore, ça ne veut pas dire qu’elle n’a pas besoin de toi. Tu es sa mère. Appelle là.
- Oui, je vais l’appeler.
On laisse un silence tous les deux, moi de surprise d’avoir réussi à dire tout ça, elle, parce qu’elle est en train d’affermir sa décision.
- Et sinon, ça va toi ?
- Oui, et toi ?
- Ça va
- Les préparatifs du mariage se passe bien ?
- Oui, merci de demander. Tu as déménagé ?
- Oui
- C’est bien.
- Béatrice t’a parlé de ça aussi ?
- Oui. Je suis contente pour toi que tu bouges.
- Oui, je bouge.
- Bon, je vais te laisser. Je t’embrasse.
- Moi aussi.
J’ai failli dire « je t’aime » par habitude, par réflexe, parce que c’est toujours comme ça qu’on finissait nos coups de téléphone quand on ne se voyait pas beaucoup à cause de son boulot. J’ai raccroché. La fatigue m’est tombé dessus, impérative. Je me suis endormi.