Tu étais dans ton monde, pas vraiment avec les autres. Tu avais des copines avec qui tu jouais, mais une part de toi n’étais pas vraiment là. Je ne me souviens plus de quoi était fait ton monde, mais je me souviens de ton absence aux autres. Tu as subi des moqueries, des critiques et longtemps, ça ne t’a pas blessé, tu n’étais pas vraiment là. Tu étais peureuse aussi. Certains soirs, tu regardais sous ton lit pour vérifier qu’il n’y ait pas de monstre ou de voleur caché. Tu avais peur de te faire mal, de tomber, tu prenais peu de risque au grand dam de ta grande sœur qui était casse-cou.
Tu aimais les promenades en forêt avec ta mère et le chien. Tu aimais jouer dans le ruisseau pas loin, derrière la maison, construire des barrages de cailloux. Tu aimais, au printemps, cueillir d’énormes bouquets de fleurs violettes qui poussaient dans le sous-bois. Tu aimais observer les animaux, le ciel, les nuages, la lune et tu voyais des choses que personne ne voyait, et qui faisait rire les adultes. Tu ne te trouvais ni jolie, ni laide, ni bête, ni intelligente, tu n’avais pas d’avis sur toi, ni sur les autres d’ailleurs.

Tu as grandi, les autres ont fini par t’atteindre, leur rejet, leur violence, tu as fini par le sentir, tu as été blessée. Ce jour où toute la classe s’est mise contre toi, entrainée par une peste, où tu t’es retrouvée seule, terrifiée, à attendre la fin de l’école. Cet anniversaire auquel personne n’est venu. Les petites trahisons de l’enfance, qui t’ont fait entrer dans l’adolescence. Les premières amours platoniques, il était de bon ton d’avoir un amoureux, même et surtout si celui-ci ne devait jamais le savoir. Tes premiers complexes sur tes dents de travers, sorcière, sorcière…

Et puis nouveau départ, tu décides de profiter de ce déménagement pour tout changer. C’est fini, on ne te traitera plus de la sorte. Tu dis au revoir au petit bec, tu deviens extravertie. Tu distribues des baffes aux garçons qui se comporte mal, les premières mains aux culs, les petits cons. Tu as eu encore des pestes qui t’ont fait du mal, mais tu as répondu, tu t’es défendue.

C’est loin tout ça. Je ne sais pas ce qu’il me reste de toi. Le goût de la contemplation, oui, c’est certain. Et peut-être ce mélange d’extravertis et d’introvertie. La peur ? Oui sans doute, mais elle a changé de visage de multiples fois depuis.

A partir de tes 16 ans environ tu as consacré l’essentiel de ton énergie à être amoureuse. Tu as raté ton bac, tu l’as repassé, obtenu au rattrapage, tu étais amoureuse. Dépendante affective, exaltée, désespérée quand tu étais quittée. Mais aussi aventureuse, tu voulais expérimenter. Tu ne rêvais pas de te fixer. Tu ne croyais pas du tout « au grand amour », à « l’homme de ma vie ». Le théâtre est entré dans ta vie et il a pris le reste de ton énergie.
25 ans, tu décides d’arrêter de papillonner et d’expérimenter « pour le meilleur et pour le pire ». Il est comédien comme toi. 8 ans passeront, pas mal de pire mais quelques savoureux meilleurs. L’amour et le théâtre, vingt ans de ta vie…

Là encore tu me sembles un peu étrangère. Quel héritage m’as-tu laissé ?
Tu étais exaltée, passionnée, tu vivais tout avec tellement d’intensité, tu te sentais vivante grâce à elle.
Vraiment, je ne sais pas ce qui me reste de toi.
Je me souviens de tes luttes, de tes acharnements, de ta volonté. Je me souviens de tes souffrances et aussi de tes joies profondes. Je m’en souviens très bien. Et je me sens tellement différente. Si tu vivais à mes côtés, aujourd’hui, sans doute que je te trouverai fatigante.
On en a fait du chemin depuis. Sans doute que les grands coups que m’ont donné la vie, ont imprimé des changements profonds. J’ai lâché l’intensité des sentiments attachés aux histoires que tu te racontais. J’éprouve le réel et il est bien suffisamment intense sans que j’aie besoin d’en rajouter. J’aspire au calme et à la paix, quand cela t’aurait fait bondir d’ennui, toi tu voulais être heureuse, tu étais bien plus ambitieuse que je ne le suis. Tu avais le temps de l’être, et toutes les illusions permises.

Je ne vous regrette pas, ni la petite, ni la jeune femme. Je suis contente d’être celle que je suis aujourd’hui. Quand bien même je n’arrive pas à dire ce qui me reste de vous, c’est bien par vous que je suis advenue. Merci.

”Ce billet m’a été inspiré par celui-ci : https://couvent.sacripanne.net/post/2024/06/18/D-il-y-a-longtemps ”