Une petite fille joue de sa mémoire comme d'un instrument, symphonie de souvenirs, opéra baroque d'images. Elle joue en prévision des jours avenirs que d'autres ont déjà commencé d'oublier. Elle ne veut rien oublier, comme elle ne veut rien rater, comme elle veut tout vivre, comme elle veut se souvenir de tout. Elle accumule les détails inutiles, empreintes et preuves de son instrument bien accordé.

Elle regarde les rayons de son vélo sous elle, elle sait qu'elle passe à côté de la piscine et des tennis, un couple bourgeois s'affronte, c'est la période de Roland Garros. Elle a, à sa gauche, un petit sentier qui conduit vers la forêt, elle descend la route qui porte le nom d'un compositeur Français. Un peu plus bas, quelques secondes plus tard, sur le parking, un couple monte en voiture. Elle continue sa descente.
Elle se promène dans les bois, le soleil perce entre les feuilles des arbres, un oiseau chante, piaf quelconque, au loin elle entend le coucou. Il fait frais. Elle pense au poème qu'elle a étudié au collège hier, "Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d'été si doux : Au détour d'un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux...". Elle s'imagine découvrir une charogne, ici dans ce bois, celui où elle se promène si souvent, puisqu'il passe derrière sa maison.
Elle est assise sur un banc face à la mer, un cahier sur les genoux. Elle est seule, elle se sent seule et elle l'est. Elle n'a pas le moral. Elle regarde la mer, l'horizon, le soleil tombe dans l'eau. Elle regarde une mouette lutter contre le vent. Sur la plage, en bas, un enfant joue avec un cerf volant. Ça lui donne l'idée d'une histoire. Elle se met écrire. Elle se sent mieux.

Chaque fois, elle se demande: "combien de temps me souviendrais-je de ces secondes ?" Combien de temps sa mémoire jouera sa musique de détails ?

Elle a grandi et se souvient toujours de tout. Elle continue de jouer d'ailleurs, elle en a accumulé des images, des souvenirs où sont venus se greffer les émotions. Et tandis qu'elle s'acharne depuis toute petite, à fixer, tandis qu'elle use des mots comme le vecteur essentiel de sa mémoire, sa mère oublie le langage, les mots ... Savait elle, cette petite fille, qu'une mémoire allait se perdre ?

Elle fait le constat de la perte, sans panique, pragmatique, mais avec peine. Confrontée à l'étrange impuissance à se souvenir de sa mère, à l'oubli, quelque chose en elle en reste bouche bée, ouverte sur les mots de sa mère qui ne sortent plus.
Oubli, c'est un mot qui sonne doux, oublie, qui laisse croire qu'on a le choix d'oublier ou pas. Mais sentir la perte, avoir le langage sur le bout de la langue, plus d'outils pour dire. Mais regarder sa liste de courses et ne plus savoir comment s'appelle ces légumes verts, longs, qu'elle aime tant cuisiner - "les courgettes maman", -"ah oui, c'est ça" et s'empresser de noter avant d'oublier à nouveau. Mais oublier des choses évidentes qu'on a l'impression d'avoir toujours su. Mais oublier ses détails de l'existence dont on a pas à se souvenir parce qu'ils sont tellement ancrés. Mais quand l'oubli c'est ce qui échappe, ce qui fuit, quand c'est l'ancre qui se brise et que le navire part à la dérive, jusqu'où ira t-il ? Elle se pose la question, sa mère et elle a peur.

La petite fille qui a grandi répète, inlassable, les même mots que sa mère oublie. Elle se dédouble, comme une actrice, elle joue son rôle de fille calme, elle joue son rôle de rassurante. De l'autre côté du miroir, elle est surtout stupéfaite. L'oubli, à ce point, existe... Elle n'en revient tout simplement pas. L'oubli des mots et l'oubli de ce qu'ils signifient aussi. Certains ne font plus sens, comme celui là: "superposé" pourquoi celui là ? Qu'à t-il en lui pour que le cerveau en efface le sens ? Et puis parfois les gens aussi. Ça passe presque inaperçue cette perte là, -"qui ça ? je l'ai connue lui ?" -"Maman, j'ai vécu huit ans avec lui, nous avons rompu il y a cinq ans, oui tu l'as connu, il était grand, brun, souriant" -"ah oui ça me revient ..." Est ce que ça revient vraiment ? Et puis ces discussions qui se doublent, qui se triplent, qui se quadruplent, avec mauvaise humeur la fille pense "elle radote la vieille..." Elle fini par s'apercevoir que ce n'est pas que sa mère n'a rien à dire qui fait qu'elle répète toujours la même chose, c'est qu'elle ne se souvient pas de l'avoir dit, comme elle ne se souvient pas des réponses. -"c'est quoi ça ?" " -"c'est un carnet pour compter les points quand tu joues aux cartes, je te l'ai dit hier maman" -"ah bon ... Je ne me souviens pas..."

La petite fille qui a grandi se souvient elle, de tout, ou bien elle a oublié ce dont elle ne se souvient pas, ce qui revient au même que de se souvenir de tout. Elle se souvient et se souviendra de ses dialogues surréalistes, avec sa mère. Elle se souviendra de l'amour qui s'échange dans les silences nombreux qui s'installent quand on cherche à se souvenir. Elle se dit que sa mère a mené sa vie vers l'oubli, qu'elle a tellement voulu oublier qu'elle a fini par y arriver, juste son corps a joué sur les mots, au lieu de lui faire oublier ses maux, il lui a pris ses mots...

La petite fille qui a grandi, vieillira à son tour, qu'y perdra t-elle ? Probablement pas la mémoire... Quelle est donc cette prière muette qui mène son existence et que la vieillesse lui donnera enfin, même déformée, même trahie par le son des mots silencieux. Elle ne sait pas, elle ne peut pas savoir, c'est le principe de la prière silencieuse, elle crie pour les autres mais se tait à soi même...

En attendant la petite fille qui a grandi continue d'accumuler les souvenirs, les images, les détails, continue de jouer de son instrument de mémoire, qu'elle transmet, passerelle, passante, avant de disparaitre, pour ne jamais tout à fait retourner au néant.