Print, nov. 2013
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J’arrive au rendez-vous avec l’anesthésiste juste après celui avec l’infirmière. Il ouvre la porte et appel, Mme Lucie Colmart. Ça commence bien. Je me lève, je corrige mon nom, il dit « ah oui, oui ».
Il est petit, un peu rondouillet, les cheveux blancs. Il a un air « bonhomme », jovial.
Nous nous asseyons de part et d’autre de son bureau. Son téléphone sonne. C’est l’infirmière qui le prévient que je suis en retard. Il raccroche et commence un discours de 5 minutes sur le plaisir qu’il a à travailler dans ce service, les gens sont gentils, prévenants, et conclut par « C’est l’avantage de travailler dans le service de la maternité ». Je bug. Maternité ? Dans ma tête tout un tas de répartie s’enchaine, mais évidemment je me tais : « Alors vous travailler dans un service de gynécologie, pas de maternité, en l’occurrence je viens vous voir, pas parce que je vais accoucher mais parce que je vais me faire opérer. J’ai un cancer du sein. Voyez-vous la femme ne se résume pas à la maternité, c’est d’ailleurs pour ça que ce service s’appelle gynécologie ». Bref, je ne dis rien mais je n’écoute plus vraiment. Quand je reviens dans la discussion il en est à lire ma fiche

- Alors, heu…. 1m75 … et 100 kg…. Vous avez pris du poids régulièrement ou heu… ?
- Oui
- Vous êtes derrière votre balance ?
- Heu… J’ai arrêté de me peser.
- Ah oui, vous avez arrêté la balance, c’est ça… C’est une technique
- Ben en fait j’ai…
- Ouais, c’est comme laisser de côté le thermomètre ça marche… Mais bon, ça ne marche pas toujours hein.

Je croise les bras, prend du recul sur ma chaise, ma sœur à côté commence à avoir envie de se marrer. Je me dis qu’on va passer un bon moment avec un florilège de misogynie et de grossophobie. Et tout ça est dit très gentiment, comme un bon papa. Il est tellement caricatural que j’ai l’impression d’être dans un film comique. Il continue à lire ma fiche.

- Bon alors, sans ça, vous avez déjà beaucoup servie pour la chirurgie.

Bon là, je ris franchement.

- Coelioscopie c’était pourquoi ?
- J’avais du mal à tomber enceinte donc ils ont vérifié et rien trouvé
- Et vous avez eu un enfant ?
- Oui, naturellement. (c’est ce qu’on dit quand la grossesse n’est pas médicalement assistée)
- Oui, naturellement par le saint esprit…

Ma sœur glousse à côté de moi. Je commence à avoir du mal à me concentrer.

- Et la coloscopie ? Dans le cadre d’une surveillance de ?
- Diverticule
- Vous en avez toujours ?
- Oui, J’avais eu une infection, donc on vérifie régulièrement que tout se passe bien de ce côté-là.
- Le risque c’est un abcès au niveau du colon.
- Oui, oui, je suis suivi …
- Le risque c’est que l’abcès il pète dans le ventre, et là c’est l’intestin qui pète hein
- Oui, oui...
- Vous vous retrouvez avec de la merde dans le ventre
- Oui mais je suis suivie pour ça...
- Et ça c’est très grave. On peut y passer … heu… L’arme à gauche.
- Oui, mais je suis suivi par mon gastro-entérologue et tout va bien de ce côté-là.
- Ah vous êtes suivi, très bien, non mais c’est juste pour vous informer parce qu’on en voit qui arrive en péritonite, ils ont déjà un pied dans le … coffret six planches…

Donc, il ne m’écoute pas, me coupe la parole et vient de me donner deux expressions fort imagées pour me dire que je peux crever à cause de mes diverticules … Et je viens le voir parce que j’ai UN CANCER CONNARD. Non, je ne m’énerve pas, je rigole en fait. C’est tellement hallucinant.

- Bon en dehors de ça … sciatique, lumbago, mais bon y a 100 kg hein, donc ça aide hein.

Je ris

- Vous faites un petit peu de gym ? de sport ?
- C’est irrégulier, des périodes oui, des périodes non.
- Ouais, sciatique lumbago hein … Faut essayer un petit peu quand même d’avoir… de la marche, hein, une demi-heure, trois quart d’heure par jour de marche, régulière. Pas de faire les boutiques hein ! De la vraie marche !
- Oui, je suis au courant.

On vient d’atteindre le pompon de pomponnette !

- Ok, vous enlevez votre masque et ouvrez la bouche, dites « ah »
- Aaaaaaah
- On voit l’aluette. Ok. Vous n’avez pas un gros menton hein… Un petit peu rentré, un poil rétrognate hein.
- Rétrognate ? Je viens d’apprendre un truc

Ma sœur se bidonne franchement.

Il déroule la suite et notre entretien prend fin. Nous sortons de son bureau et ma sœur me dit : « Non mais là, on vient de vivre un florilège de conneries ! » Heureusement qu’elle était là, la frangine. Son envie d’en rire tout du long m’a contaminée. Je crois que si j’avais été seule, j’en aurai pleuré. La violence bonhomme ordinaire…